Paroles de français anonymes by Alain Corbin

Auteur:Alain Corbin [Corbin, Alain]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai, Histoire
ISBN: 9782226433978
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2019-02-28T05:00:00+00:00

Compte tenu du risque de déformation des souvenirs, particulièrement important en ce qui concerne l’Allemagne, il faut faire preuve de beaucoup de prudence dans l’exploitation des réponses qui ont été faites. Cependant, quelques données apparaissent clairement ; le retentissement des idées propagées par la presse de gauche semble avoir été faible ; l’image d’une Allemagne écrasée et maintenue de force par la France et ses alliés dans une position de servitude ne s’est pas imposée. Cela est d’autant plus remarquable que, nous le savons1, les personnes interrogées se situaient en majorité à gauche et le pacifisme était dans la région une donnée fondamentale de l’idéologie politique.

Sur l’Allemagne, les impressions proviennent de l’expérience vécue par l’individu ou les membres de sa famille : il ne s’agit plus tant de raisonnement politique que d’impression globale, qui trouve son origine dans les souvenirs de la Grande Guerre et surtout de l’Occupation2.

Le tableau où se trouvent ventilées les réponses par catégories socio-professionnelles est assez stérile puisque les membres des divers groupes partagent l’opinion de l’ensemble dans des proportions presque analogues ; tout au plus peut-on souligner que les ouvriers sont portés à accuser la France de sévérité davantage que les agriculteurs.

Les motifs fournis par les vingt et un électeurs qui ont estimé que l’Allemagne était traitée trop durement sont trop peu nombreux pour qu’il soit fructueux de les analyser ; il n’en est pas de même en ce qui concerne les réponses des cent treize électeurs qui ont été d’avis contraire. Nous avons été frappés tout d’abord par l’emploi fréquent des termes « revanche » et « revanchard ». Si on ajoute à cela les allusions qui ont été faites à la guerre de 70 et au paiement de l’indemnité à l’Allemagne, il semble qu’il faille tenir grand compte, pour comprendre l’état d’esprit de la génération de combattants de 14-18, des souvenirs, de la légende, pourrait-on dire, de 70. Les allusions à ce conflit et à la période qui a suivi la Grande Guerre sont les seules références historiques qui ont été utilisées en ce qui concerne l’Allemagne. Les réponses diffèrent en cela radicalement de celles qui ont été fournies à propos de l’Angleterre ; il est d’ailleurs étonnant de constater que l’expression « ennemi héréditaire » n’ait pas été employée une seule fois au sujet de l’Allemagne.

Le plus grand nombre de réponses se réfère au tempérament national ; c’est-à-dire à l’image d’un peuple allemand figé dans des caractères immuables3, d’ailleurs mal définis, mais qui inspirent la crainte. Cette crainte de l’Allemand n’a été qu’assez rarement expliquée par des références précises à ses caractères moraux4 ; elle l’a été souvent par des images, des représentations visuelles. À ce propos, il faut noter la fréquence des comparaisons entre l’Allemand et un animal nuisible, serpent par exemple, ou, de façon plus indéterminée, un animal qui pique ou mord, et dont il faut se protéger par simple instinct de conservation5.

Enfin aucun électeur n’a expliqué son désir de voir la France faire preuve d’énergie vis-à-vis de l’Allemagne à cause de la nature du régime politique nazi ; ce qui renforce la validité de notre enquête.

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